Le port, section fret. Les quais se dorent au soleil matinal dans l'activité bassement nécessaire et passablement dénuée de poésie des débardeurs. L'ombre d'un auvent, qui étouffe à la fois la fraîcheur de la brise chargée de senteurs âcres et le brouhaha habituel des lieux. Un râclement de gorge, un crachat qui fauche en plein vol une boule de pollen qui n'avait rien demandé, mais qui découvrit brutalement la vie au ras du sol, et put avantageusement la comparer à celle d'un dessous de botte itinérant. Plus chanceuses, d'autres boules de pollen vinrent se noircir à la surface fraîchement goudronnée d'une coque en entretien.
" Envoie l'eau, Dani, " fit une voix sans nul doute féminine mais chroniquement brûlée par de longues nuits d'alcool, et parfaitement dénuée de toute élégance. Un grognement y répondit, suivi d'un mouvement indistinct. Une sorte de dialogue en claquements de langue, gestes évoqués et sifflements perdus s'instaura l'espace de quelques instants, puis mourut de lassitude. Gakinameh but à longues gorgées, puis déposa la gourde sur l'empilement de sacs contre lequel elle était adossée avec quelques autres. Un long moment passa, où chacun regardait... les lyriques auraient pu dire la mer, les réalistes le vide, certains le va-et-vient des travailleurs et d'autres leurs pieds. A la limite, la chute de reins de l'officier de quart du petit caboteur avec la ligne rouge sous le beaupré, mais elle était loin et sortait régulièrement de leur champ de vision. La céraste elfe laissa traîner son oeil droit - le gauche, elle le gardait à moitié fermé - vers un reflet précis dans une vitre de la capitainerie. Le sac sous lequel elle avait rangé deux trois effets personnels, dont sa masse d'armes légère, n'avait pas bougé. Il n'était pas censé bouger de plusieurs jours, mais elle préférait vérifier de temps à autres. De toute façon, le bardas de toute l'équipe traînait dans ces quelques mètres carrés, c'était un état reconnu par tous les habitués de ce quai, qui dans l'ensemble n'étaient pas de mauvais bougres et rechignaient à se voler entre délaissés de la Fortune. L'un des gars, qui regardait vraiment la mer, plissa les yeux.
" Ce s'rait pas l'nôtre qui tire bâbord amure, à gauche de la voile grise ?
- Déjà là ? On était censés avoir encore au moins une heure...
- Bah. On fait l'premier pont et on va casser la croûte.
- Marre de balader des poutres.
- Gakina, file l'eau, s'teup.
- Vais prév'nir le chef. "
L'équipe de débardeurs se leva avec plus ou moins d'enthousiasme, et s'étira en s'égayant de part et d'autres. Le temps que le pont-bas qu'ils étaient censés décharger accoste, ils avaient encore largement le temps. Gakinameh s'en fut du côté du port de pêche, mâchouillant sans méchanceté un éclat de bois. Sur le chemin, il y avait une élévation d'où on voyait bien l'espace réservé aux activités aériennes. Par curiosité, elle aurait bien fait un tour des environs en zeppelin. Les mains dans les poches et l'oeil gauche fermé, elle se mit à rêvasser.
